lundi 1 juillet 2013

Les Etats-Unis - Charles Baudelaire


 
Les Etats-Unis sont un pays gigantesque et enfant, naturellement jaloux du vieux continent. Fier de son développement matériel, anormal et presque monstrueux, ce nouveau venu dans l'histoire a une foi naïve dans la toute-puissance de l'industrie : il est convaincu, comme quelques malheureux parmi nous, qu'elle finira par manger le Diable. Le temps et l'argent ont là-bas une valeur si grande ! L'activité matérielle, exagérée jusqu'aux proportions d'une manie nationale, laisse dans les esprits bien peu de place pour les choses qui ne sont pas de la terre. Poe, qui était de bonne souche, et qui d'ailleurs professait que le grand malheur de son pays était de n'avoir pas d'aristocratie de race, attendu, disait-il, que chez un peuple sans aristocratie le culte du beau ne peut que se corrompre, s'amoindrir et disparaître, - qui accusait chez ses concitoyens, jusque dans leur luxe emphatique et coûteux, tous les symptômes de mauvais goût caractéristiques des parvenus, - qui considérait le Progrès, la grande idée moderne, comme une extase de gobe-mouches, et qui appelait les perfectionnements de l'habitacle humain des cicatrices et des abominations rectangulaires, - Poe était là-bas un cerveau singulièrement solitaire.
 
Charles Baudelaire - introduction aux Histoires extraordinaires d'Edgard Poe - 1884

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De tous les documents que j'ai lus est résultée pour moi la conviction que les Etats-Unis ne furent pour Poe qu'une vaste prison qu'il parcourait avec l'agitation fiévreuse d'un être fait pour respirer dans un monde plus aromal, - qu'une grande barbarie éclairée au gaz, - et que sa vie intérieure, spirituelle de poète ou même d'ivrogne n'était qu'un effort perpétuel pour échapper à l'influence de cette atmosphère antipathique.

Charles Baudelaire - Edgar Poe, sa vie ses oeuvres, première notice