"[...] C’est lui (Edgard Poe) qui a dit, à propos du socialisme, à l’époque où celui-ci n’avait pas encore un nom, où ce nom du moins n’était pas tout à fait vulgarisé : « Le monde est infesté actuellement par une nouvelle secte de philosophes, qui ne se sont pas encore reconnus comme formant une secte, et qui conséquemment n’ont pas adopté de nom. Ce sont les croyants à toute vieillerie (comme qui dirait : prédicateurs en vieux). Le grand prêtre dans l’Est est Charles Fourier, — dans l’Ouest, Horace Greely ; et grands prêtres ils sont à bon escient. Le seul lien commun parmi la secte est la crédulité ; — appelons cela démence, et n’en parlons plus. Demandez à l’un d’eux pourquoi il croit ceci ou cela ; et, s’il est consciencieux (les ignorants le sont généralement), il vous fera une réponse analogue à celle que fit Talleyrand, quand on lui demanda pourquoi il croyait à la Bible. « J’y crois, » dit-il, « d’abord parce que je suis évêque d’Autun, et en second lieu parce que je n’y entends absolument rien. » Ce que ces philosophes-là appellent argument est une manière à eux de nier ce qui est et d’expliquer ce qui n’est pas. »
Le progrès, cette grande hérésie de la décrépitude, ne pouvait pas non plus lui échapper. Le lecteur verra, en différents passages, de quels termes il se servait pour la caractériser. On dirait vraiment, à voir l’ardeur qu’il y dépense, qu’il avait à s’en venger comme d’un embarras public, comme d’un fléau de la rue. Combien eût-il ri, de ce rire méprisant du poète qui ne grossit jamais la grappe des badauds, s’il était tombé, comme cela m’est arrivé récemment, sur cette phrase mirifique qui fait rêver aux bouffonnes et volontaires absurdités des paillasses, et que j’ai trouvée se pavanant perfidement dans un journal plus que grave : Le progrès incessant de la science a permis tout récemment de retrouver le secret perdu et si longtemps cherché de… (feu grégeois, trempe de cuivre, n’importe quoi disparu), dont les applications les plus réussies remontent à une époque barbare et très ancienne !!! — Voilà une phrase qui peut s’appeler une véritable trouvaille, une éclatante découverte, même dans un siècle de progrès incessant ; mais je crois que la momie Allamistakeo n’aurait pas manqué de demander, avec le ton doux et discret de la supériorité, si c’était aussi grâce au progrès incessant, — à la loi fatale, irrésistible, du progrès, — que ce fameux secret avait été perdu. — Aussi bien, pour laisser là le ton de la farce, en un sujet qui contient autant de larmes que de rire, n’est-ce pas une chose véritablement stupéfiante de voir une nation, plusieurs nations, toute l’humanité bientôt, dire à ses sages, à ses sorciers : « Je vous aimerai et je vous ferai grands, si vous me persuadez que nous progressons sans le vouloir, inévitablement, — en dormant ; débarrassez-nous de la responsabilité, voilez pour nous l’humiliation des comparaisons, sophistiquez l’histoire, et vous pourrez vous appeler les sages des sages » ? N’est-ce pas un sujet d’étonnement que cette idée si simple n’éclate pas dans tous les cerveaux : que le progrès (en tant que progrès il y ait) perfectionne la douleur à la proportion qu’il raffine la volupté, et que, si l’épiderme des peuples va se délicatisant, ils ne poursuivent évidemment qu’une Italiam fugientem, une conquête à chaque minute perdue, un progrès toujours négateur de lui-même ?
Mais ces illusions, intéressées d’ailleurs, tirent leur origine d’un fonds de perversité et de mensonge, — météores des marécages, — qui poussent au dédain les âmes amoureuses du feu éternel, comme Edgar Poe, et exaspèrent les intelligences obscures, comme Jean-Jacques*, à qui une sensibilité blessée et prompte à la révolte tient lieu de philosophie.
[...] L’homme civilisé invente la philosophie du progrès pour se consoler de son abdication et de sa déchéance ; cependant que l’homme sauvage, époux redouté et respecté, guerrier contraint à la bravoure personnelle, poète aux heures mélancoliques où le soleil déclinant invite à chanter le passé et les ancêtres, rase de plus près la lisière de l’idéal. Quelle lacune oserons-nous lui reprocher ? Il a le prêtre, il a le sorcier et le médecin. Que dis-je ? Il a le dandy, suprême incarnation de l’idée du beau transportée dans la vie matérielle, celui qui dicte la forme et règle les manières. Ses vêtements, ses parures, ses armes, son calumet, témoignent d’une faculté inventive qui nous a depuis longtemps désertés. Comparerons-nous nos yeux paresseux et nos oreilles assourdies à ces yeux qui percent la brume, à ces oreilles qui entendraient l’herbe qui pousse ? [...] — Quant à la religion, je ne parlerai pas de Vitzilipoutzli aussi légèrement que l’a fait Alfred de Musset ; j’avoue sans honte que je préfère de beaucoup le culte de Teutatès à celui de Mammon** et le prêtre qui offre au cruel extorqueur d’hosties humaines des victimes qui meurent honorablement, des victimes qui veulent mourir, me paraît un être tout à fait doux et humain, comparé au financier qui n’immole les populations qu’à son intérêt propre. De loin en loin, ces choses sont encore entrevues, et j’ai trouvé une fois dans un article de M. Barbey d’Aurevilly une exclamation de tristesse philosophique qui résume tout ce que je voudrais dire à ce sujet : « Peuples civilisés, qui jetez sans cesse la pierre aux sauvages, bientôt vous ne mériterez même plus d’être idolâtres ! » [...]"
Charles Baudelaire
Notes nouvelles sur les "Histoires extraordinaires" d'Edgard Poe - Traduction par Charles Baudelaire. - A. Quantin, 1884 (pp. i-xix).
* FT : il y a de fortes chances pour qu'il s'agisse de Jean-Jacques Rousseau, qui a fait naître l'homme naturellement bon... :o))))
** FT : démon idolâtré par ceux qui vouent un culte à l'argent, aux choses matérielles ; dans la Bible
le texte intégral : http://fr.wikisource.org/wiki/Notes_nouvelles_sur_Edgar_Poe