mardi 12 avril 2016

Angelo, tyran de Padoue - Victor Hugo (extrait)



"Vous ne vous appelez pas Rodolfo. Vous vous appelez Ezzelino da
Romana. Vous êtes d'une ancienne famille qui a régné à Padoue, et
qui en est bannie depuis deux cents ans. Vous errez de ville en
ville sous un faux nom, vous hasardant quelquefois dans l'état de
Venise. Il y a sept ans, à Venise même, vous aviez vingt ans
alors, vous vîtes un jour dans une église une jeune fille très
belle. Dans l'église de "Saint-Georges le Grand''. Vous ne la
suivîtes pas ; à Venise, suivre une femme, c'est chercher un coup
de stylet ; mais vous revîntes souvent dans l'église. La jeune
fille y revint aussi. Vous fûtes pris d'amour pour elle, elle pour
vous. Sans savoir son nom, car vous ne l'avez jamais su, et vous
ne le savez pas encore, elle ne s'appelle pour vous que Catarina,
vous trouvâtes moyen de lui écrire, elle de vous répondre. Vous
obtîntes d'elle des rendez-vous chez une femme nommée la béate
Cécilia. Ce fut entre elle et vous un amour éperdu, mais elle
resta pure. Cette jeune fille était noble. C'est tout ce que vous
saviez d'elle. Une noble vénitienne ne peut épouser qu'un noble
vénitien ou un roi. Vous n'êtes pas vénitien et vous n'êtes plus
roi. Banni d'ailleurs, vous n'y pouviez aspirer. Un jour elle
manqua au rendez-vous. La béate Cécilia vous apprit qu'on l'avait
mariée. Du reste, vous ne pûtes pas plus savoir le nom du mari que
vous n'aviez su le nom du père. Vous quittâtes Venise. Depuis ce
jour, vous vous êtes enfui par toute l'Italie, mais l'amour vous a
suivi. Vous avez jeté votre vie aux plaisirs, aux distractions,
aux folies, aux vices. Inutile. Vous avez tâché d'aimer d'autres
femmes, vous avez cru même en aimer d'autres, cette comédienne,
par exemple, La Tisbe. Inutile encore. L'ancien amour a toujours
reparu sous les nouveaux. Il y a trois mois, vous êtes venu à
Padoue avec La Tisbe, qui vous fait passer pour son frère. Le
podesta, monseigneur Angelo Malipieri, s'est épris d'elle, et
vous, voici ce qui vous est arrivé. Un soir, le seizième jour de
Février, une femme voilée a passé près de vous sur le pont
Molino, vous a pris la main, et vous a mené dans la rue
Sampiero. Dans cette rue sont les ruines de l'ancien palais
Magaruffi, démoli par votre ancêtre Ezzelin III; dans ces ruines
il y a une cabane; dans cette cabane vous avez trouvé la femme de

Venise que vous aimez et qui vous aime depuis sept ans. A partir
de ce jour, vous vous êtes rencontré trois fois par semaine avec
elle dans cette cabane. Elle est restée tout à la fois fidèle à
son amour et à son honneur, à vous et à son mari. Du reste,
cachant toujours son nom. Catarina, rien de plus. Le mois passé,
votre bonheur s'est rompu brusquement. Un jour, elle n'a point
paru à la cabane. Voilà cinq semaines que vous ne l'avez vue, cela
tient à ce que son mari se défie d'elle et la garde enfermée. -
Nous sommes au matin, le jour va paraître. - Vous, la cherchez
partout, vous ne la trouvez pas, vous ne la trouverez jamais. -
Voulez-vous la voir ce soir?"
Angelo, tyran de Padoue - Victor Hugo
 

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